De nécessite vertu

De nécessite vertu

mardi 29 décembre 2015

Eric Neuhoff, à la vie comme devant l'écran


On aime son élégance sensible et malicieuse. Il y a chez lui quelque chose de très français, un savoir vivre évident. Une pudeur et une sincérité émouvantes. Ses livres ont fait notre éducation sentimentale. Ou quelque chose comme ça. Il est le prix Roger Nimier 1990 avec Les Hanches de Laetitia. Il a écrit l’un des plus beaux livres sur les souvenirs et la paternité : Comme hier. Son style « ressemble à un costume en lin – chic, froissé, léger » (Jérôme Leroy). Eric Neuhoff aime les mots d’esprit et la beauté du geste. Il n’est pas contre le fait de regarder le passé. Il aime Michel Déon, Truffaut, le style et le panache. Il a visionné Le Mépris une bonne trentaine de fois sans jamais s'en lasser, et écrit ses livres au stylo bille. C'est dans une brasserie du si cinégénique boulevard Saint-Germain que nous le retrouvons, ce fameux boulevard aujourd'hui à sens unique, mais que l'on découvre à double-sens dans Le Feu follet. En sa compagnie, nous évoquons ses livres, convoquons quelques souvenirs, parlons de Maurice Ronet, Pascal Jardin, du cinéma en général. Le soleil brille et les idées fusent, un peu comme des bulles de champagne, cet alcool qui « enchante la mémoire ». 

De Nécessité Vertu : A quel âge avez-vous décidé de devenir écrivain ?
Eric Neuhoff : La première fois à huit ans. Je me souviens, j'avais écrit dans un cahier un petit livre sur Billy the Kid. Je venais sûrement de découvrir les albums de Lucky Luke. Ca s'appelait « le succédeur ». J'avais montré cela à mes parents, qui m'avaient alors dit : « Non, c'est le successeur qu'il faut écrire ! » Cette histoire d'écriture m'est revenue huit ans plus tard, à l'âge de 16 ans, en achetant aux éditions 10/18 un recueil des articles de Jean-Louis Bory. C'est à ce moment-là que je me suis dit : voilà ce que je veux faire ! Et puis, lorsque j'avais vu que Patrick Besson, qui avait le même âge que moi, publiait Les Petits Maux d'amour aux éditions du Seuil tandis qu'il était en terminale, je me suis dit que ce devait être facile et qu'il serait grand temps de me secouer un peu !

D.N.V : Quel serait l'endroit idéal ou vous aimeriez vivre ? Un manoir à la Sagan ?
E.N. : Paris dans le 7e arrondissement. Je n'aime pas la campagne, ça me rappelle trop la province où j'ai grandi... Sinon une maison au bord de la mer Méditerranée lorsqu'il fait grand beau temps, pourquoi pas. Ce ne serait d'ailleurs pas forcément pour y écrire, juste pour y être bien. Parce qu'on peut très bien vivre sans écrire.

D.N.V : A quels moments écrivez-vous ?
E.N. : Je n'écris que quand je n'ai rien d'autre à faire. Quand je n'ai pas un bon livre à lire sous la main ou un bon film à voir.

D.N.V : La notion de plaisir est donc prépondérante ?
Oui, autrement ce n'est pas la peine... Cela me rappelle la phrase de Jacques Laurent il y a longtemps dans une émission de radio à l'encontre d'une romancière qui se lamentait : «- Oh là là, c'est tellement difficile d'écrire ! C'est dur... la page blanche, je souffre ! »... Et Jacques Laurent avait alors eu cette réplique magnifique : « Si vous n'êtes pas faite pour ça n'en dégoûtez pas les autres ! » J'avais trouvé ça génial.

D.N.V : Vous écrivez facilement ?
E.N. : Oui, vite et mal ! La difficulté pour moi au final c'est de m’asseoir et de prendre une feuille de papier et un stylo. Autrement je suis toujours tenté d'aller au café, voir les copains ou un bon film. Mais une fois que je m'assied ça va assez vite.

D.N.V. : Lequel de vos livres préférez-vous ?
E.N. : Le premier. Je me souviens du jour où j'ai reçu les épreuves, ça m'a quand même fait un choc. La vie bascule...

D.N.V. : Dans Précautions d'usage, le tout premier d'entre eux publié en 1982, vous décrivez votre rencontre avec Jean d'Ormesson. Cela s'est-il vraiment passé comme dans votre livre ?
E.N. : Je lui avais écrit car j'avais beaucoup aimé Au plaisir de Dieu et il m'avait répondu. Je ne me rendais pas compte que le directeur du Figaro avait sans doute autre chose à faire que de recevoir un type de 21 ans. Mais à l'époque ça me semblait tout à fait normal. Je pensais même qu'il allait me dire : « Vous déjeunez où ? Venez je vous invite au restaurant !». Quand on voit comment les choses se passent en réalité l'anecdote prête à sourire !

D.N.V. : Relisez-vous vos livres parfois ?
E.N. : Je ne relis jamais mes livres. Je ne voudrais pas avoir envie de corriger des choses !

D.N.V. : Cela vous démangerait-il à ce point ?
E.N. : On publie pour arrêter de corriger un peu en vérité. Précautions d'usage ou encore Un triomphe sont des livres de jeune homme. C'est d'ailleurs peut-être ce qui fait leur qualité, ou leur défaut !

D.N.V. : On le voit dans votre livre sur Michel Déon, vous excellez dans l'art du portrait. Avez-vous plus de facilités dans cet exercice ?
E.N. : Le portrait est plus facile c'est certain, car on a des béquilles. Il y a la personne, ce qu'elle a fait... La difficulté est surtout de trouver un angle d'attaque.

D.N.V. : Dans vos Insoumis vous dressez le portrait de cinq personnages hors du commun (Pascal Jardin, Maurice Ronet, Dominique de Roux, Jean-Pierre Rassam et Paul Gégauff). Pourquoi avoir choisi ces cinq-là ?
E.N. : J'avais trouvé qu'il y avait des parentés entre eux. Ils sont cinq, sont tous morts et avec eux a disparu un certain art de vivre, quelque chose de très français. Ils ne rentraient pas dans le lot. Ils avaient surtout en commun le fait qu'aujourd'hui ils ne pourraient plus exister. L'époque ne le permettrait pas. Paul Gégauff, l'inventeur du fameux dîner de cons, était tellement provocateur que personne ne l'aurait reçu. Comme il n'y a plus de producteurs de cinéma, Pascal Jardin n'aurait jamais pu écrire une centaine de scénario comme il l'a fait. Dominique de Roux, qui rêvait de réconcilier De Gaulle et Mao, n'aurait jamais pu monter sa maison d'édition ni écrire ses livres. Ronet, qu'on a tué tant de fois au cinéma, n'aurait été embauché par personne, parce qu'il buvait trop et était trop à droite. Quant à Rassam (La grande bouffe, La maman et la putain) n'en parlons pas !

D.N.V. : Vous brossez un portrait de Pascal Jardin dans vos Insoumis assez frappant. Comment expliquez-vous qu'il soit si peu connu ?
E.N. : Parce que les gens oublient tout ! Ils ne savent pas qui écrit les films. Ils connaissent déjà à peine le nom du metteur en scène, alors celui du scénariste... C'est le vilain petit canard du cinéma hexagonal. A une époque, la profession avait ses lettres de noblesse. On disait scénariste et cela se prononçait Michel Audiard, Paul Gégauff, Pascal Jardin, Jean-Claude Carrière, Jean-Loup Dabadie. Heureusement il y a toujours un petit culte pour ces gens-là. C'est comme ça qu'on a un peu de chances de durer. En la matière, je crois qu'il faut être bolchévique, peu nombreux mais déterminés !

D.N.V. : Il y a quand même le cas particulier d'Audiard ?
E.N. : Oui mais Audiard en a bavé de son vivant... Je me souviens de Jean-Louis Bory qui disait : « J'ai encore marché dans de l'Audiard, mais heureusement c'était du pied gauche ! » Alors qu'aujourd'hui c'est devenu un classique. Tout le monde connait les répliques du Tontons flingueurs par cœur. Mais il a gagné sur la durée, la preuve.

D.N.V. : Travaillez-vous sur un nouveau livre actuellement ?
E.N. : Je viens de finir un texte de 50 pages sur Audrey Hepburn et Hubert de Givenchy pour un album au Chêne et là je reprends le roman Costa Brava que je dois à Albin Michel depuis des siècles. L'action se déroule dans les années 60-70 en Espagne mais seulement l'été. Le thème c'est les Français en vacances au bord de la mer là-bas. Le personnage principal emmène ses enfants sur la Costa Brava de nos jours, qui eux trouvent ça nul. Du coup il essaye de leur expliquer comment c'était avant, lorsque le pays n'était pas encore bouffé par le tourisme, etc.
D.N.V. : Duquel de vos romans êtes-vous le plus fier ?
E.N. : J'espère que ce sera Costa Brava ! Je ne sais pas encore ce que ça donnera, mais c'est le plus ambitieux. L'histoire court sur 20 ans. Mais il faudrait que ce soit un peu épais cette fois, pour avoir le sentiment de la durée.

D.N.V. : Parlons un peu cinéma si vous le voulez bien. Quels sont les films que vous regardez le plus souvent ?
E.N. : Le Feu Follet ; indémodable. Citizen Kane ; nul besoin d'être spécialiste pour savoir que ce film a tout inventé. Nos plus belles années de Syndney Pollak ; le film le plus fitzgeraldien que je connaisse. Alors que les adaptations des romans de Fitzgerald sont en règle générale toujours ratées, là il y a vraiment eu quelque chose. On arrive même à y trouver Barbara Streisand jolie ! Et puis il y a Vincent, François, Paul et les autres. A chaque fois que je regarde ce film je trouve de nouveaux détails que je n'avais pas remarqué au début. Jean-Loup Dabadie a fait un boulot inouï avec Sautet sur le scénario de ce film.

D.N.V. : Vous citez Le Mépris de Jean-Luc Godard dans au moins quatre de vos livres, si ce n'est plus. Quel rapport entretenez-vous avec ce film ?
E.N. : Si le cinéma est peut-être un art, c'est sans doute à cause de films comme ça qu'on peut le penser. Sa séquence d'ouverture constitue à elle seule un morceau d'anthologie. C'est un film qui s'enrichit à chaque visionnage. Je l'ai vu au moins trente fois et comme j'ai une grande faculté d'oubli je redécouvre encore des choses à chaque fois que je le regarde. 

D.N.V. : Jean-Luc Godard était-il au sommet de son art dans ce film selon vous ?
E.N. : Godard dans tous ses autres films, c'est un type qui n'a rien appris sur l'amour, l'âge adulte, l'enfance. Mais là, assez curieusement, il fait la démonstration d'une maturité, d'une compréhension des rapports entre hommes et femmes qui est assez bluffante... Il ne l'a peut-être pas fait exprès cela dit ! 

D.N.V. : A ce sujet, est-ce vrai que vous l'avez croisé un soir, marchant seul sur la Croisette à Cannes ?
E.N. : Oui tout à fait.

D.N.V. : Racontez-nous...
E.N. : Une nuit vers trois heures du matin, je l'aperçois qui boite sur la Croisette, mal rasé, en veste en tweed malgré la température (c'était le moment où il était un peu dans le creux de la vague, et pas encore redevenu à la mode). Il était seul, avec son cigare. Son film Passion avait été plus ou moins sifflé. Là-dessus, j'ai presque envie d'aller lui serrer la main, de lui dire combien ses premiers films ont compté pour moi. Mais je n'ai pas bougé.

D.N.V. : Pourquoi donc ?
E.N. : Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, qu'on ait aimé ses premiers films ?

D.N.V. : On vous rattache souvent à une tradition très française des nouveaux hussards, mais vous êtes aussi un passionné de littérature américaine. Quels auteurs appréciez-vous ?
E.N. : J'adore la littérature anglo-saxone en effet. Richard Ford, Bret Easton Ellis quoi qu'on en dise, beaucoup d'autres... Je trouve la littérature américaine vraiment formidable. Il y a un souffle, et puis ils savent raconter des histoires, ce qui n'est pas toujours évident chez les Français. Très peu savent le faire.

D.N.V. : Qui par exemple ?
E.N. : Besson sait faire.

D.N.V. : Qui d'autre appréciez-vous dans la production littéraire française actuelle ?
E.N. : J'apprécie Frédéric Beigbeder, parce qu'il sait écrire. Sa chance à lui, et presque malgré lui, c'est que les rares gamins qui ont envie d'écrire le font à cause de lui. J'aime beaucoup Charles Dantzig aussi.

D.N.V. : Vous venez de publier un Dictionnaire chic du cinéma, aux éditions Ecriture. On peut également vous retrouver dans l'émission de cinéma Le Cercle, animée par Frédéric Beigbeder. Dans quel rôle êtes vous le plus à l'aise, lorsque vous démontez un film façon puzzle ou lorsque vous défendez un film avec passion,  comme vous savez si bien le faire dans vos livres?
E.N. : C'est plus amusant et gratifiant de démolir un film de façon marrante. Mais c'est beaucoup plus difficile de trouver les mots pour donner envie d'aller voir un beau film. Le tout si le film est sans intérêt, c'est d'essayer d'être plus intéressant que le film pour se faire pardonner.

D.N.V. : Etes-vous aussi client de séries américaines, et si oui lesquelles?
E.N. : J'en regarde tout le temps. Je trouve ça très bien fait. En ce moment, je suis la saison 6 de Mad men ; ils fument et boivent du whisky à longueur de journée là-dedans, The Hour, dont l'action se déroule à la BBC dans les années 60 ou encore Breaking bad sur le prof de chimie qui devient trafiquant... Je ne sais pas comment ils font car ce ne sont jamais les mêmes scénaristes qui les écrivent mais il faut tout de même reconnaître que c'est extrêmement bien foutu.

D.N.V. : Quelle est la dernière pépite vue au cinéma que vous nous conseilleriez d'aller voir ?
E.N. : Nebraska d'Alexander Payne, c'est formidable. Le film est en noir et blanc, c'est magnifique.

D.N.V. : Et le film à ne surtout pas voir ?
E.N. : Le dernier Catherine Breillat... Mais là c'est un pléonasme.

D.N.V. : Vous dites, je ne sais plus trop à quel sujet , que « certains sont faits pour la fraternité, pour se perdre dans ses méandres, pour le vacarme des serments ». Est-ce votre cas ?
E.N. : Je l'aimerais. Je crois beaucoup en l'amitié, aux bandes, aux choses comme ça. Pour moi, les trahisons en amitié sont pires que les trahisons amoureuses, qui font presque partie du lot. Lorsqu'il s'agit d'amitié, ce qui est gênant, c'est qu'on a vraiment l'impression de s'être fait piéger et d'avoir été pris pour un con.

D.N.V. : La trahison amoureuse est justement l'un des thèmes abordés dans Mufle, qui est également un modèle de concision. Comment êtes-vous parvenu à un tel résultat ?
E.N. : C'était en effet le but recherché. Mes livres ne sont jamais bien longs de toute manière. Je pars toujours pour écrire Guerre et Paix et cela finit le plus souvent en petite plaquette ! Parce que je m'ennuie... J'aimerais écrire des livres comme Un Taxi Mauve ou comme les romans de John Irving, mais je ne dois pas être fait pour ça. Le problème c'est que bien ou mal on s'est toujours donné autant de peine, ou pas assez je n'en sais rien... Et puis ce n'est pas à l'auteur de juger le résultat. Il n'y a que Christine Angot pour parler de son travail en disant « c'est de la littérature ».

D.N.V. : Quel conseils donneriez-vous, rétrospectivement, à l'écrivain débutant  que vous étiez il y a de cela trente ans ?
E.N. : Je ne sais pas trop car je trouve que j'ai eu beaucoup de chance. Dans les années 80 on s'est quand même beaucoup amusé. C'était avant le règne de l'argent partout, le cinéma était encore pas mal du tout ; on est beaucoup sorti, on a publié des livres... J'ai aussi eu l'immense chance de rencontrer tous les gens que j'appréciais.

D.N.V: Etes-vous mélancolique de cette période ?
E.N. : Non parce que j'ai l'impression de continuer à faire la même chose.

D.N.V. : Finalement votre « malheur » n'aura-t-il pas été d'avoir publié trop tôt ?
E.N. : Ah non trop tard ! Moi je voulais être Sagan....

D.N.V. : Quelle rencontre vous a le plus marqué ?
E.N. : Ma rencontre avec Michel Déon, qui est devenu un ami. J'avais été le voir en Grèce. Un beau souvenir. 

D.N.V. : Que peut-on vous souhaiter aujourd'hui, si ce n'est d'entrer à l'Académie ?
E.N. : Non merci ! Je ne peux pas m'entendre avec 39 personnes en même temps. Ou alors il faut y aller comme Jacques Laurent, pour ne pas finir sous les ponts...

D.N.V. : On ne peut pas vous quitter sans vous poser cette question essentielle : qu'est devenue Laetitia Hèze ? (l'héroïne des Hanches de Laetitia)
E.N. : Comme je l'avais inventée, j'espère qu'aujourd'hui elle existe. C'était plus une rêverie de cinéma. Mais j'aurais aimé qu'elle existe vraiment à l'époque.
                                                        

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